Il n’y a peut-être pas de concept plus fuyant que le silence. Mais comment parler du silence sans le briser, sans le trahir, sans commettre ce que Levinas appelait une « indiscrétion à l’égard de l’indicible » ? Aristote décrit la condition humaine comme celle du « vivant parlant » et fait de l’humain un être de parole, tandis que pour Albert Camus c’est la capacité à se taire qui définit l’être humain. Vie humaine et acte de parler ne coïncident pas d’ailleurs entièrement : on ne cesse point d’exister en cessant de parler, et notre humanité ne saurait être réductible à la capacité à produire de sons.
Notre expérience est faite à la fois de mots, pour communiquer avec les autres, et de silence, dans le dialogue que l’on entretient avec soi-même. Tout comme le son, le silence fait partie de notre expérience la plus quotidienne. Notre existence même se déroule dans l’intervalle entre deux silences. Celui qui se trouve au tout début de notre vie, lorsque l’on est « enfant », — du latin in-fans, « qui ne parle pas » —, puis celui qui la clôt quand, mourants, nous n’avons plus la force de parler.
Les deux faces du silence
Il est cependant rare d’envisager le silence par lui-même tant le bruit est omniprésent dans le fracas du tourbillon de la vie. Le silence se fait d’ailleurs rare dans nos sociétés de l’hypercommunication, et quand il survient, il est perçu comme une panne, une défaillance de la machine. Nous sommes souvent saturés par un flux de sonneries, de paroles, de musique, bref, constamment assaillis par la prolifération des bruits dont nous nous accommodons plus ou moins. Pourtant, lorsque tout se tait, nous nous sentons déstabilisés parce que le bruit rassure, il nous dit que le monde est toujours là. Comme Janus, le dieu à double visage, le silence montre ses deux faces : l’une qui effraie, l’autre qui apaise. En effet, en faisant silence, l’homme moderne a le sentiment de perdre une sorte d’assise et de se trouver devant un abîme, confronté à une inquiétante étrangeté. C’est pourtant dans le silence que l’être humain se trouve , car le silence met
l’humain devant l’épaisseur de son être. Ainsi quand on tend l’oreille, on ferme les yeux, comme si on voulait goûter pleinement
ce moment où les lèvres se rencontrent, où une musique nous transporte, où la parole est hors-jeu. C’est ce côté savoureux et ressourçant du silence qui est recherché pour les bienfaits qu’il procure.
Les différentes textures du silence
Le silence est pluriel et complexe. Il y a le silence de la haine et celui de l’amitié, le silence qui sépare et celui qui relie. Il y a le silence de l’alcôve et le celui des forêts, celui qui élève l’âme et celui qui l’abat. Le silence est avant tout un ressenti. Il y a par exemple en latin deux mots pour désigner le silence : tacere, « se taire », l’action de suspendre volontairement un flux de parole, et silere, « être silecieux », dans la tranquillité d’une présence imperturbable. Aussi, il y a en Occident, d’une part, un silence « sacré », marque de vertu et de maîtrise de soi, au Moyen Age et à la Renaissance dans les monastères et les abbayes et, d’autre part, un silence « profane ». Ce dernier
est signe de noblesse et de distinction lorsqu’à la fin du XIXe siècle, l’absence de bruit devient une exigence au sein des élites, dans les concerts par exemple.
En Inde, à partir de 1500 avant notre ère environ, le silence est conçu, par les descendants de ceux qui avaient composé le Veda, comme la présence cachée de l’absolument autre. Dans la Maitri Upanishad, on lit que « c’est à travers le son que le non-son se révèle ». La Taittirîya Upanishad fait du silence la modalité ultime de l’Être, « ce dont les paroles se détournent », autrement dit l’Absolu. Dans l’antiquité de l’Inde, au sein du culte védique, le silence possède même une très haute valeur liturgique.
La suite de cet article est à lire dans cet ancien numéro d’Esprit Yoga n°59, disponible dans notre boutique en ligne
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Avec la précieuse contribution de Ananda Ceballos