Qui n’a jamais rêvé de tout plaquer pour changer radicalement de vie ? Troquer les chaises à roulettes pour un tapis, balancer l’ordinateur pour respirer, fuir le stress d’un emploi à responsabilités… Aujourd’hui, professeur de yoga est LE métier qui fait rêver. Mais il exige aussi une solide assise autant intérieureque financière pour rester paisible sur la durée.
A s’y méprendre, une grande majorité des pratiquants de yoga s’est vu traversée par l’idée de s’inscrire dans une école de formation en yoga. Et comme le temps et l’argent nous sont comptés, il faut trouver une formation en one shot, 200 heures accumulées en un mois, quelque part à Rishikesh ou en Grèce, sur fond de folklore spirituel et ésotérique, un programme très accessible pour le confirmé comme pour le débutant.
Et pourtant, ce rêve accompli, nous voilà projeté sur un marché redoutable, ultra compétitif, qui s’attache tant à la prouesse d’une posture difficile, figée par un post instagram, qu’à l’apparente perfection d’un corps modelé.
Peut-on pour autant blâmer ces aspirants qui, las d’un quotidien grisonnant, s’orientent et se dévouent pour une pratique qui les guérit souvent ou les sauve même parfois? La pratique yogique a muté en s’adaptant à notre environnement occidental. D’un apprentissage distillé quotidiennement, des années durant, par un maitre reconnu, nous sommes passés à des cursus de formation toujours plus rapides, orientés principalement sur les postures, qui ne peuvent en quelques mois, amener à l’élève l’essence même du yoga.
Ce rêve d’une vie vagabonde, de studios en ashram, entre Paris, NYC et Goa, conduit-il le jeune disciple sur la voie de l’équilibre et de l’harmonie ou sur les rails d’une vie stressante et épuisante? Peut-on développer le yoga en soi dans un contexte si concurrentiel?
Plusieurs enseignants de yoga nous font l’honneur d’amener leur éclairage sur ce sujet tabou. Et vous l’aurez compris, pour eux, c’est avant tout une question de formation et d’apprentissages. Le burn-out des professeurs de yoga prendrait racine dans le terreau peu fertile de certaines formations trop rapides et trop centrées sur les postures.
Selon Ananda Ceballos, Docteur en Philosophie (études Indiennes), psychologue spécialisée en troubles du comportement alimentaire et enseignante de yoga depuis 19 ans: «au cours de ses développements historiques, le yoga a été adapté aux besoins de son temps et aux manières de concevoir la réalité du présent. Il a donc progressivement adopté le système des valeurs fournit par le cadre social dans lequel il se développait. Aujourd’hui le yoga participe pleinement de la dynamique néo-libérale et souffre donc des mêmes pathologies qu’elle: recherche insatiable de rendement et d’efficacité, précarisation, homogénéisation des services…»
Cependant, outre cette tendance, des yogis s’attèlent toujours à transmettre, sous l’égide d’un enseignement authentique et profond, les valeurs portées par le yoga. Il serait même à rappeler que le «yoga» dans sa première signification, n’est pas une pratique mais un état d’être. La pratique relève d’une science de l’esprit et du corps pour atteindre cet état d’union, et ne représente pas une finalité en soi.
Il semble alors presque évident que ces conditions paradoxales de diffusion du yoga ne soient pas favorables au bon épanouissement des jeunes enseignants.
- Le risque de burn-out tient avant tout à la qualité de la formation reçue
Selon André Riehl, nommé Président de la Fédération des yogas traditionnels en 1992 et formateur de professeurs de yoga, «ce ne sont pas des professeurs de postures qu’il faut former, mais des yogis». Selon lui, les professeurs de yoga qui connaissent un épuisement sont ceux qui n’ont pas reçu un véritable enseignement. Cette lacune engendrerait un manque de maturité vis-à-vis de la profession. Il y a même lui, un paradoxe à parler du burn-out des professeurs de yoga: «le yoga est un état d’union qui engendre l’arrêt de la pensée discursive, or le burn-out s’amorce avec un état de pensée saturé».
André Riehl ajoute que ces formations, de plus en plus nombreuses et de plus en plus rapides, diluent l’essence du yoga et le font disparaitre progressivement. Une seule des 8 branches du yoga est aujourd’hui abondamment transmise au détriment des autres enseignements, si bien que le formateur utilise le terme de «professeur de posture» quand il parle de cette nouvelle génération d’enseignants. Utiliser le mot yoga revient à le trahir, selon lui. Alors qu’est-ce qui pousse les pratiquants à devenir professeurs de posture?
Isabelle Morin-Larbey, Présidente de la Fédération nationale des enseignants de yoga (Fney), enseignante de yoga depuis 38 ans et formatrice de professeurs, à une idée sur la question. D’après elle, nombreux sont ceux qui seraient attirés par l’illusion qu’être professeur de yoga est une façon de donner un second souffle à sa vie professionnelle. Cette nouvelle orientation correspondrait aussi à un désir de rentrer dans une «communauté» du yoga, avec un code vestimentaire, alimentaire, comportemental. Cela est contraire au yoga qui se veut libre de tout standard et de toute appartenance.
La formatrice rappelle que le yoga n’est pas une gymnastique et demande une grande qualité de présence. Ainsi, selon la yogini, apprendre une sagesse millénaire en quelques mois est un paradoxe qui doit nous interpeller. Elle nous rappelle qu’il faut du temps et de l’espace pour assimiler le yoga. Une formation doit amener l’élève à une introspection telle qu’il lui devient possible d’accueillir les difficultés, la souffrance des autres. Des éléments indispensables que l’on ne trouve cependant pas dans les formations intensives, dispensées en quelques semaines.
Mais la qualité de formation n’est pas la seule cause à cette déroute. Le culte de l’image et le marketing du corps seraient, en outre, responsables de la pression sur lesenseignants.
- Le yoga victime de la dictature de l’image: une pression énorme sur les épaules des nouveaux enseignants
Aujourd’hui, pour percer dans le yoga, notre compte instagram doit abonder de photographies de postures complexes et difficiles. Les postures sur les mains sont devenues un gage de performance de l’enseignant pour les pratiquants qui voudraient, eux aussi, diffuser sur leurs réseaux sociaux, pareil rendu. Les corps sont toniques, minces, gainés dans des tenues sponsorisées, assorties aux tapis. Pour Ananda Ceballos, « le problème réside dans le fait que pour continuer à exister en tant que professeur de yoga il faut presque devenir une marque, collecter deslikes sur Facebook et des followers sur Instagram. Cet étalage narcissique frôle dangereusement la logique du showbizz.»
Ces nouvelles règles de vente des cours de yoga sont en accord avec notre époque, et il serait vain d’entrer en combat pour les atténuer. Cependant, Isabelle Morin-Larbey nous rappelle que «la transmission du yoga c’est du vivant, ce n’est pas de l’image.Patanjali dit la tradition, était aussi grammairien et transmettait l’art d’utiliser les mots pour guider le yogi dans sa pratique. C’est donc illogique d’être dans le culte de l’image.» Elle nous rappelle ce Sûtra: «quand le désir de prendre disparait, les bijoux apparaissent.» Le yoga n’est pas une question de démonstration, mais une lumière, une intelligence qui doit être honorée.
Cette pression physique et psychologique du corps parfait ou de la posture parfaite est insoutenable pour les enseignants qui souhaitent se faire un nom et vivre du yoga à plein temps. La concurrence est déloyale quand il n’est question que de modelage et de performance, dans une pratique spirituelle de détachement du monde phénoménal, des impermanences de la matière.
- Finalement, y a-t-il de la place pour de nouveaux enseignants et sous quelles conditions?
D’une manière générale, il y a de la place pour toutes les ambitions, mais il faut en accepter la réalité. Aujourd’hui, les formateurs préconisent de conserver son emploi dans un premier temps, jusqu’à ce que les opportunités soient suffisamment lucratives pour faire du yoga, un métier à plein temps et sans s’épuiser.
Les faits sont avérés, les jeunes enseignants se déplacent constamment, se plient à des horaires singuliers, et reçoivent des rémunérations peu avantageuses. C’est un abattement moral qui découle de cette «maltraitance personnelle» pour reprendre les mots de Mme Morin-Larbey.
Pour corroborer ce point de vue, Ananda Ceballos nous explique que «certains textes de référence du yoga apportent une réflexion sur la pacification de l’esprit mais, il n’est pas toujours facile de rester compétitif et zen en même temps, il y a là une forme dedouble bind,d’injonction contradictoire qui peut générer encore plus de stress. Quand on est enseignant néophyte on enchaîne les cours et les cours privés, courant de centre en centre, donnant jusqu’à vingt cours par semaine, le tout pour à peine dépasser le smic, c’est physiquement et psychiquement épuisant.»
André Riehl va jusqu’à nous dire que «l’on ne fabrique plus des enseignants de yoga, mais des chômeurs». Les élèves deviennent des «professeurs de postures» et non des yogis, avec une insuffisante maitrise de la gestion d’une activité d’auto-entreprenariat. Ils ne sont ni prêts pour enseigner le yoga de Patanjali, pas plus que de gérer la création d’une entreprise ou d’une activité libérale.
- Privilégier une démarche personnelle avant d’être professionnelle
Ce constat peu en décourager plus d’un mais cependant, faut-il bouder les écoles de formation en yoga? Il semblerait que non, bien au contraire. Mais la démarche doit être d’abord personnelle avant d’être professionnelle, et sous l’égide d’une qualité de transmission.
Alors comment enseigner le yoga sans tomber dans l’épuisement?
Ne laissez pas tomber vos projets de formation en yogamais nourrissez-les d’une intention d’authenticité! Voilà ce qu’il faut retenir de ces fructueux échanges. M. Riehl nous invite à préférer des formations longues, constructrices, qui forment et transforment les élèves pour en faire des yogis: «un être humain qui a un esprit non-fragmenté, non-morcelé » pour reprendre ses mots.
Les écoles de formation longuesont cela d’authentique qu’elles laissent à l’élève le temps d’assimiler en profondeur tous les enseignements qui sont transmis. Cependant, d’autres formations plus courtes peuvent être intéressantes d’un point de vue personnel, mais ne représenteraient pas, selon Mme Morin-Larbey, un apprentissage suffisant pour accueillir l’autre dans ce qu’il a de vulnérable et de fragile.
Donc, si vous souhaitez enseigner le yoga, tout en vous prémunissant d’un éventuel burn-out: entrez en amitié avec le principe de réalité, la tête dans vos rêves tout en gardant les pieds sur terre. Choisissez une formation de qualité, certifiée, composée de formateurs qui ont de l’expérience et de l’ancienneté dans leur pratique, avec un cursus construit sur plusieurs années et qui inclut les 8 branches du yoga. Les coûts de formations doivent être dans les moyennes nationales et peuvent être pris en charge par votre employeur. Ne vous laissez pas absorber par des vitrines d’écoles qui vous vendent des formations à un prix très largement supérieur à ce que vous observez, sous prétexte d’une plus-value quelconque.
Une fois la formation effectuée, gardez plus que jamais un ancrage dans la réalité. Il faut que la demande soit suffisante pour que vous puissiez vivre totalement de votre passion. Ne quittez pas sur un coup de tête votre emploi, à moins d’avoir assez d’économies de côté pour deux ans au moins.
Enfin, donner quelques heures de cours par semaine, en activité secondaire, ne fait pas de vous un enseignant moins compétent qu’un autre, à temps plein. Il n’y a aucune culpabilité à avoir, quant au fait de rester en adéquation avec les règles qui régissent l’emploi dans nos sociétés. Il n’y a pas de valeur différente à accorder à un enseignant qui propose 3 heures par semaine ou à un enseignant qui en propose 25.
Nous finirons sur cette pensée: la disposition primordiale d’un enseignant de yoga est sa grande qualité de présence au service de ses élèves. Alors, mieux vaut enseigner peu mais bien, qu’accumuler un grand nombre d’heures pour finir en état d’épuisement.
Namaste.
La pratique du yoga aujourd’huien France: chiffres clefs et tendances
En 2017, le yoga représentait en France, un marché de 2,5 millions de pratiquants, dont 70% de femmes, entre 25 et 40 ans principalement. 96% des pratiquants de yoga préfèrent avoir une pratique accompagnée soit en cours collectifs soit en cours individuels. Et ce n’est pas moins de 122 millions d’euros qui sont dépensés par les yogis et yoginis pour leurs cours et leurs matériels, soit une moyenne de 500 euros par personne et par année.
Depuis les 10 dernières années, de nouvelles pratiques de yoga ont vu le jour, bikram yoga, naked yoga, acro yoga et même beer yoga. Des pratiques qui séduisent un public de plus en plus large, et notamment de plus en plus jeune. Objet de divertissement ou de rencontres, le nouveau yoga est en plein essor et avec lui, tout un marché de l’habillement et des accessoires s’épanoui. Les studios de yoga et leurs professeurs, pour certains, sont de véritables vitrines marketing, où les placements de produits décrédibilisent parfois l’intégrité de cette sagesse millénaire.
Avec la précieuse contribution de Sahra Leclerc